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Numériser la médecine: opacité des coûts et dépendance croissante

Numériser la médecine: opacité des coûts et dépendance croissante

Mercredi, 3 Décembre 2025

Les douze hôpitaux du canton de Vaud (Suisse) ont attribué à Epic Systems Corporation le remplacement du dossier patient informatisé. 

La numérisation des dossiers médicaux des patients a constitué le point de pénétration des structures hospitalières par l’industrie numérique de la santé. Le dossier du patient informatisé constitue une étape indispensable au processus de médecine personnalisée (diagnostics, prescriptions, …).

Il est au cœur de la médecine prédictive, des systèmes « d’aide à la décision » clinique, des systèmes de rationalisation et d’automatisation des processus d’autorisation et d’obtention d’accords de l’assurance pour des traitements ou des médicaments, par exemple. L’intelligence artificielle intégrée au dossier électronique de santé ne s’arrête pas à la reconnaissance vocale et au traitement du langage naturel pour générer automatiquement des documents cliniques à partir des consultations des patients.

Une société américaine, des coûts et des services imprécis

L’entreprise américaine Epic fondée en 1979 dont le siège au Wisconsin a investi massivement le monde de la santé et est active dans tous ses domaines. Sa palette de prestations est désormais indissociable de l’intelligence artificielle qui étend son champ d’action bien au-delà du dossier médical informatisé.

Le communiqué de presse du CHUV du 20 novembre 2025 ne nous informe pas sur la nature des services retenus, ni sur le coût réel des prestations, ni sur leurs évolutions  : « Montant du marché et prochaines étapes : L'offre de la société Epic Systems Corporation se monte à un peu plus de 89 millions de francs, avec une maintenance annuelle de l'ordre de grandeur de 10 millions de francs par an, montant qui sera facturé en fonction de l’activation des services proposés. ».

Avec un tel flou dans la formulation (« un peu plus de … de l’ordre de »), comment avoir confiance dans la capacité des hôpitaux à pouvoir maitriser des coûts qui dépendent de services qui ne sont pas identifiés et qui peuvent évoluer ?

Une logique de rente perpétuelle contestable

Les fournisseurs de services informatiques deviennent de facto des intermédiaires et des agents à part entière de la chaine de soins qu’ils sont en mesure de conditionner. Ils déterminent tout l’écosystème de la santé impactant de facto les patients, les personnels soignants et administratifs et tous les autres acteurs avec lesquels ils interagissent dont les domaines de la pharma, de la recherche ou de l’assurance par exemple.

Ils deviennent des « utilitaires » incontournables en situation de monopole desquels tous les métiers et acteurs de la santé sont dépendants, et à qui est offert une rente ad eternam sous forme d’abonnements et de location de services et d’infrastructures.

Choisir la licence Epic, c’est choisir de payer aussi chaque module additionnel nécessaire non inclus dans l’abonnement de base (pour bénéficier des nouveautés ou des fonctionnalités d'IA avancées, de services de sécurité, etc.). Dans ce contexte, quel peut être la maitrise des couts de la santé y compris dans le long terme, alors que la dépendance est totale et la potentielle réversibilité du choix quasi impossible ?

Une fois captives les structures hospitalières sont à la merci d’un fournisseur en situation de leur imposer des conditions d’utilisation et tarifaires pour lesquelles elles ne disposent pas de marge de manœuvre. Dépourvus d’une enveloppe budgétaire suffisante, le chantage à l’augmentation des coûts pourraient les contraindre à renoncer à la confidentialité et à l’exploitation protégée de nos données de santé.

Choisir Epic, c’est choisir de confier des données qui nous sont les plus précieuses et les plus personnelles à une entité commerciale américaine. Ce choix ne serait-il pas plus couteux que ce qui est annoncé ?

Outre la partie visible de l’iceberg Epic, il s’agit de s’interroger sur ses modèles de tarification à plusieurs niveaux, sur les coûts cachés et l’explosion des coûts de la santé, mais aussi aux problématiques de partage des données, de protection et de confidentialité des données, du secret médical ou encore des biais et des erreurs dans les algorithmiques et les données.

En octobre 2024, dans son article « An Epic dystopia » R. Kuttner explique sur le site « The American Prospect – Ideas, Politics & Power» comment un quasi-monopole a pris le contrôle de la plupart des dossiers médicaux électroniques du pays, au détriment de la pratique médicale et des médecins, grâce notamment à sa capacité à combiner la conformité réglementaire et la maximisation des revenus des hôpitaux en sachant maximiser l'utilisation des codes qui déterminent le paiement.

Épuisement professionnel et dégradation de la qualité

L’intensification de la course technologique des hôpitaux pour « rationaliser » et « réduire » les coûts ainsi que l’épuisement des professionnels, contribue à leur substitution progressive et à la diminution de leur autonomie tout en les obligeant à consacrer toujours plus de temps à l’amélioration des systèmes informatisés et à la correction des erreurs de ces derniers. Des études (comme celle intitulée « Interaction Time with Electronic Health Records: A Systematic Review » de la National Librairy of Medecine) ont montré que cela pouvait participer à leur épuisement professionnel et que les besoins cliniques sont souvent sacrifiés au profit de la maximisation des profits. Il ressort également que la saisie des données requises dans le système Epic prendrait environ deux heures au médecin pour chaque heure consacrée aux soins prodigués aux patients.

Aplaventrisme numérique face aux solutions Cloud et services intégrés américains

Si les appels d’offres des marchés publics favorisent généralement les grands prestataires de service, il n’est peut-être pas surprenant que le CHUV ait retenu EPIC dont l’offre de services en intelligence artificielle s’appuie sur un partenariat avec Microsoft. Microsoft est déjà un fournisseur hégémonique de l’infrastructure informatique du CHUV.

Le marché de la santé est considérable et attire investisseurs et acteurs de la Tech, de la start-up aux géants du numérique. Tous ont compris que ce marché parapublic pouvait être très profitable, toutefois, la santé n’est pas un marché ou un service public comme les autres, bien que les structures de soins soient assujetties à la recherche d’une forme de performance économique censée leur permettre des respecter un équilibre budgétaire, voire être profitables.

La plateformisation de la médecine en Suisse est déjà une réalité comme le sont également les partenariats des fournisseurs de technologies de santé avec des géants du numériques (services cloud, d’intelligence artificielle, grands modèles de langage (LLM) ; …). Pourtant le dossier électronique du patient (DEP) soutenu par l’association CARA (qui comprend les cantons de Genève, du Valais, de Vaud, de Fribourg et du Jura afin d’offrir des services de santé numérique) laissait entendre à sa création en 2018, le développement d’un environnement de santé numérique « suisse ». Force est de constater que la solution retenue par le CHUV n’est pas suisse.

L’abandon du dossier électronique du patient pour un dossier électronique de santé (DES) peine à masquer la réalité de la mise en place d’une infrastructure technique globale pour l’ensemble des prestataires de soins. Le glissement de solutions suisses vers des solutions informatiques globalisantes ne va pas s’arrêter là. Il n’est pas impossible que cela concernera aussi l’e-ID sous couvert notamment de compatibilité européenne ou internationale, afin que tout soit bien compatible et intégré.

Est-ce que la vision du système de santé inscrite dans l’ADN de ces solutions informatiques américaines est compatible avec la vision suisse du système de santé ?

Par ailleurs, la concentration des services et leur intégration auprès d’un opérateur unique, ne peuvent nous faire oublier les risques systémiques que font peser sur la société des entreprises dont on sait maintenant qu’elles ne sont pas immunes aux cyberattaques et pour lesquels le slogan « too big to fail » est une contre-vérité.

Souveraineté numérique, la grande reculade

Le projet d'accélération de l’adoption de l’IA générative et de la gouvernance algorithmique dans le secteur de la santé s’appuie sur les initiatives précédentes d'Epic et de Microsoft. La Suisse n’est pas épargnée, malgré des critiques existantes de leurs mises en œuvre en Angleterre, au Danemark mais aussi dans d’autres pays européens. Par ailleurs, Reuters rapportait le 23 septembre 2024 que le géant des logiciels de santé Epic Systems est poursuivi en justice par une start-up qui l’accuse de contrôler illégalement le marché américain des dossiers médicaux, de nuire aux soins prodigués aux patients et d’entraîner une augmentation des coûts pour les régimes d’assurance maladie. La société a déclaré dans sa plainte devant le tribunal fédéral de Manhattan, qu’Epic, qu’elle décrit comme le plus grand fournisseur de technologies de l’information dans le domaine de la santé du pays, avait cherché à nuire à la plateforme concurrente en violation de la loi antitrust américaine. Une autre action en justice contre Epic a été déposée devant la Cour fédérale américaine du district nord de Californie en mai 2025.

Toujours plus de dépendance

Le choix d’Epic augmente notre dépendance informatique envers des géants du numérique, tout en renforçant à notre détriment, leur pouvoir et leur puissance. Chaque renoncement dans ce sens, chaque nouveau contrat passé, augmente notre soumission et notre incapacité à développer nos propres solutions ou à renforcer celles existantes. De ce fait, les acteurs locaux sont affaiblis et l’émergence d’acteurs nationaux et leur développement devient toujours plus illusoire.

Aucun discours promotionnel de l’écosystème numérique suisse, ne peut pallier la réalité de l’abandon stratégique de nos données et traitements informatiques à des acteurs étrangers, ni pallier celle de notre soumission volontaire.

En acceptant la dépendance technologique, nous acceptons également celle économique, normative et juridique qui en découle. Même si les données sont stockées sur notre territoire, cela ne suffit pas à assurer leur sécurité. Cela soulève aussi des questions de surveillance, de restriction des capacités d’innover, des externalités négatives relatives aux lois américaines extraterritoriales qui s’appliquent en Suisse.

Se pourrait-il que mesdames et messieurs les décideurs qui ont choisi Epic aient pris une dose de soumission supplémentaire au Technopouvoir américain en ignorant ses effets secondaires délétères pour la santé, les finances et la souveraineté ?

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