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L’intelligence artificielle, une nouvelle arme du pouvoir ?

L’intelligence artificielle, une nouvelle arme du pouvoir ?

Vendredi, 16 Février 2024

Quand l’IA peut devenir une arme

Voici parmi d’autres, quelques réflexions que j’ai eu l’occasion d’exprimer lors de la table ronde « L’IA sous influences : Quand l’IA peut devenir une arme ! » organisée dans le cadre de la 14ème édition du Forum Européen de Bioéthique (Strasbourg, 7-10 février 2024).

La dualité de l’IA

Explorer les conditions qui transforment « l’IA » en arme, nous oblige à réfléchir en termes de dualité non seulement des systèmes d’intelligence artificielle mais aussi de l’informatique et d’Internet. L’IA c’est avant tout une manière de réaliser des traitements informatiques et d’exploiter des données.

L’IA, comme le numérique d’ailleurs, relève de l’informatique et c’est en réalité l’informatisation généralisée de la société qu’il s’agit d’appréhender pour tenter de maitriser les conséquences d’une adoption massive de l’IA, à défaut de pouvoir les anticiper.

La neutralité technologique n’existe pas

La « Technologie » n’est pas neutre, elle n’est jamais neutre. Et contrairement à ce que l’on veut souvent nous faire croire, cela ne dépend pas du supposément bon ou mauvais usage que nous en faisons. Cela provient du fait que toute technologie modifie en profondeur nos manières d’être, de faire et de vivre. La technologie transforme le mode de fonctionnement des organisations et des États et cela à l’échelle mondiale.

De plus, les conditions de génération du savoir, de gestion et de mise à disposition des connaissances dépendent dorénavant de l’informatique et de ses déclinaisons en systèmes d’intelligence artificielle. Cela induit un niveau de dépendance sans précédent aux concepteurs et fournisseurs de matériels, de logiciels et de services. Cette dépendance est amplifiée par celle aux infrastructures énergétiques nécessaires à l’alimentation et au refroidissement des centres de données. Ces dépendances et interdépendances reposent également sur les ressources naturelles, sur les chaines d’approvisionnement et sur les procédés de fabrication de tous les composants requis (puces électroniques, …).

Ne sont pas neutres non plus, comme en témoigne régulièrement l’actualité des cas de piratages informatiques et de vols massifs de données, les possibilités d’usages abusifs, détournés, criminels ou conflictuels des infrastructures et des services numériques, au premier rang desquels figurent aujourd’hui les services d’IA.

Le secteur militaire au cœur des développements technologiques

Par ailleurs, la majorité des avancées technologiques sont issues du secteur de la Défense ou sont favorisées par des applications liées au domaine militaire, ce qui est le cas, pour ne citer qu’un exemple du GPS (Global Positionning System, système de géo-positionnement par satellites, opéré par les forces spatiales américaines (United States Space Force).

Force est de constater que la majorité des innovations technologiques possède un caractère dual, avec des applications civiles et militaires. Les technologies de l’Internet et le réseau lui-même sont issus du département de la défense américaine dont dépend l’Agence pour les projets de recherche avancée (DARPA, Defense Advanced Research Projects Agency). Le protocole Internet est enregistré, en janvier 1980 comme norme DoD (Department of Defense standard, RFC 760).

L’informatique, les télécommunications, l’intelligence artificielle ne cessent de prendre de l’importance dans l’art de faire la guerre. Ces techniques sont très présentes sur le champ de bataille, dans l’équipement du soldat, dans le centre de commandement des opérations militaires, comme d’ailleurs, dans le cyberespace où des cyber-opérations relevant d’actions d’informatique offensive et défensive existent.

La supériorité par le contrôle des technologies

Si la guerre au sens classique du terme, est une réalité, y compris en Europe, la guerre économique, celle idéologique et les luttes d’influence, le sont tout autant. Ces différentes formes de conflictualités et de projection du pouvoir s’expriment également au travers d’Internet, par des technologies de l’information et des systèmes d’intelligence artificielle.

Que ces batailles concernent ou non des aspects liés à la politique, à l’économie ou à l’exploitation des ressources par exemple, elles s’expriment selon une logique de conquête, de domination et de compétition entre différents acteurs qui se doivent de maitriser les infrastructures et les pratiques numériques pour être les plus forts.

Certains pays soutiennent leur économie et imposent leur hégémonie technologique tout en contribuant à garder à distance leurs adversaires. La supériorité technologique fait partie depuis longtemps de leur stratégie de maîtrise des conflits, de sécurité et de sauvegarde de leurs intérêts nationaux et de leurs infrastructures vitales. Ces pays sont en mesure d’investir dans des technologies innovantes pour atteindre en même temps, des objectifs de défense et des objectifs économiques.

Comme je l’évoquais notamment dans un de mes articles publié en septembre 2020, la maitrise de toute la chaine du numérique (qui englobe celle des systèmes d’intelligence artificielle) est devenu un enjeu majeur d’expression des pouvoirs politique et économique. Cela se reflète en particulier dans les politiques de sécurité et de défense des pays qui intègrent dans leurs stratégies militaires et économiques, celles liées à la recherche et au développement de la maitrise des technologies de l’information.

L’indispensable souveraineté numérique

Les pays capables de maîtriser les avancées technologiques sont des acteurs influents en mesure de gagner des guerres, de préserver leur souveraineté, de protéger leur économie et d’imposer au niveau mondial, leur écosystème et pratiques numériques. Tous les domaines d’activités économiques sont concernés, y compris ceux de la culture et de la santé.

Le pouvoir de l’informatique, décuplé par des systèmes d’intelligence artificielle, contribue à rendre indissociables les supériorités militaire et économique. Les grandes puissances investissent depuis longtemps dans les infrastructures numériques, dans l’intelligence artificielle et dans les armes dont la portée et la puissance sont augmentées par l’informatique. Leurs investissements passent par des stratégies et des plans d’actions concrets qui portent non seulement sur l’IA mais sur les technologies quantiques, les biotechnologies, les sciences cognitives, les infrastructures satellitaires et sur toutes sortes d’armes dépendantes des avancées de l’informatique, de l’électronique et de l’ingénierie logicielle. Les stratégies de ces pays sont généralement inscrites dans le long terme. Ils investissent également de façon conséquente aux niveaux de la normalisation internationale, de la diplomatie et du droit international.

Les USA, la Chine et le reste du monde en compétition

La Chine et les Etats-Unis sont, depuis plusieurs années déjà, en compétition pour affirmer notamment leur supériorité technologique, en particulier dans les domaines de l’intelligence artificielle, de l’informatique quantique et de l’auto-suffisance numérique.

L’IA et le quantique sont l’objets d’enjeux stratégiques et géopolitiques majeurs.

Au-delà de la concurrence directe entre ces deux nations, il s’agit de domaines hautement stratégiques y compris pour le reste du monde qui tente de s’adapter à la marge, en développant certaines capacités, souvent de niche, et des régulations qui peinent à s’imposer.

L’IA au service des pouvoirs

S’intéresser à l’IA, c’est donc questionner la logique et les acteurs du pouvoir qui sont à l’œuvre. Cela passe par la possibilité de répondre concrètement aux questions suivantes :

•      Quels acteurs sont aujourd’hui en mesure de concevoir et de produire les processeurs, les ordinateurs, les centres de données et les ressources énergétiques nécessaires pour entraîner et faire fonctionner les modèles d’IA les plus puissants ?

•      Quelles entités détiennent et développent les données d’entraînement, les capacités de traitement et de stockage qui permettent d’alimenter les systèmes d’IA ?

•      Quels fournisseurs proposent des systèmes d’IA et sous quelles conditions peuvent-ils être utilisés directement ou de façon intégrée à d’autres services et logiciels ?

•      Quelles sont les entités en mesure de développer, d’imposer et de contrôler des services basés sur l’IA ?

L’IA est bien un instrument du pouvoir et une arme de guerre à usage dual. Elle contribue à brouiller les frontières entre les mondes civil et militaire, entre la sécurité et la défense mais aussi entre les temps de paix et guerre.

L’IA donne du pouvoir à ceux qui la maitrise, qu’ils soient des acteurs civils ou militaires, bienveillants ou malveillants, licites ou illicites et qu’ils défendent leurs intérêts de manière loyale ou déloyale.

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